If you like pina coladas, come with me and escape.

Leigh tourna au coin de la rue. D'un revers de la main elle essuya la larme qui avait échappé à son contrôle et était venue couler sur ses joues rosies par le froid. Le printemps n'était pas loin mais on pouvait toujours sentir les derniers frimas de l'hiver. Surtout par un dimanche matin clair comme celui-ci. Il n'y avait personne dans les rues, d'ailleurs. Personne ne sortait jamais le dimanche matin, tous préféraient rester chez eux, à regarder les dessins animés pour enfant, à lire un bon bouquin, faire des mots croisés ou cuver tranquillement. C'était plus ou moins en résumé ce qu'elle avait eu l'habitude de faire avant de revoir Marco, il y a cinq mois... Cigarette au bout des lèvres, tasse de café tiédi, elle lisait son journal en faisant les mots croisés, jetant de temps à autre un regard à Jamie devant des dessins animés qui enseignaient l'anglais aux enfants.

Tout cela lui semblait si loin désormais. Elle avait arrêté de fumer pour sa grossesse, et une fois le bébé né, il était évident qu'elle ne pourrait plus fumer en sa présence. Pour des raisons de santé, pour des raisons d'exemple. Plus question de faire quelque chose de travers. C'était la première fois qu'elle regardait en face ce qui l'attendait et soudainement, elle eut l'impression que la porte d'une cage venait de se refermer sur elle. Et merde. Et dire que c'était Jamie qui lui avait – encore une fois – confrontée à ses peurs cachées.

Elle s'était forcée à croire que la maternité allait être l'aventure de sa vie. Maintenant, elle en doutait fortement.

La jeune femme sortit de son sac son téléphone portable et elle parcourut sa liste d'appel rapide. Puis elle pressa le bouton 'appeler' et attendit. Après quelques sonneries, une voix pâteuse se fit entendre.

« Ash ? Je te réveille ? »

Leigh ne savait plus vers qui se tourner. Plus Jamie, du moins pour l'instant, inutile de compter sur Astor, ces histoires lui passaient bien au dessus de la tête. April avait l'absence de son frère à gérer, Derek avait ses histoires de coeur, Lorenzo était fait de la même trempe que Jamie. Et Aaron... Aaron avait disparu depuis des années et Leigh avait vécu cela comme une trahison. Elle l'avait aimé plus que tout, peut-être même plus que Marco, et l'amitié qui en avait découlé était tout simplement unique. Effacée, comme une page que l'on arrache.

Asher avait été un ami fidèle toutes ses années. Au fil du temps ils avaient appris à se connaître, dans leurs côtés les plus farfelus comme les plus solennels et maintenant il était celui dans les mains duquel elle remettrait sa vie. Et elle avait plutôt un sentiment proche de celui-ci ce matin-là.

Leigh enfonça sa main libre dans sa poche et se dirigea vers un banc vide d'amoureux ou d'amis, qui regardait en solitaire le canal devant elle. Elle ne s'était pas rendue compte qu'elle avait marché si vite. Mais en se concentrant un peu sur elle-même, elle se rendit compte que son coeur battait la chamade. L'effort, l'émotion, le désespoir réunis, très certainement. Se rappelant les recommandations de son médecin, comme dans un film avec une voix off bourrée d'écho qui rappelle au personnage principal un avertissement, elle s'assit sur le banc et souffla longuement pour ralentir les battements de son coeur. Entendre la voix d'Asher l'avait déjà bien aidée.

« Ben quoi, j'ai pas le droit d'appeler le seul fan de Dora d'Amsterdam sans que ça paraisse suspect ? »

Elle essaya de mettre un peu de joie dans sa voix, mais ce fut peine perdue. En tous cas, son coeur avait repris un rythme normal. Restait seulement l'amertume de ses propos dans sa bouche et la plaie ouverte dont Jamie avait vidé l'abcès. Leigh savait que sa soeur jumelle avait raison. Et c'était justement ça qui la faisait souffrir plus que tout ; depuis le début de cette histoire elle n'avait fait que se voiler la face et prendre les mauvaises décisions. Garder tout ça pour soi avait été une très mauvaise idée.

« Non, en fait ça va pas. » Elle savait très bien qu'il était inutile de cacher quoi que ce soit à Asher, et surtout pas au téléphone. Paradoxalement, ces deux-là avaient presque bâti leur amitié sur des conversations téléphoniques qu'ils avaient eues en cachette à leur lieu de travail respectif. Tous les deux pris par leur vie professionnelle, et dans leur vie privée par des tourments corollaires, ils se voyaient assez peu. Mais la technologie du téléphone avait, semble-t-il, été inventée pour eux. Asher savait déceler dans la voix de Leigh, et inversement, la moindre inflexion qui trahirait un haussement de sourcil, un sourire narquois ou, dans le cas présent, un mal-être profond.

« On s'est un peu disputée ce matin, avec Jamie. »

Rien que prononcer ces mots avait rappelé à sa mémoire le regard que sa soeur lui avait lancé. Et celui qu'elle avait probablement dû lui rendre.

« Enfin... pas qu'un peu. » Elle marqua une pause durant laquelle un sourire triste de la situation s'afficha sur son visage. Elle était sûre qu'Asher l'avait perçu. « On s'est pris la tête à propos du bébé. Et de son histoire avec Lorenzo mais là ça serait trop long à expliquer... »

Il était certain qu'Asher et Leigh partageaient des passions pour le moins incongrues : Dora l'exploratrice ainsi que les mots croisés. Et pourtant, ils pouvaient en parler des heures d'affilée sans jamais trouver ça ennuyant. Ils étaient bel et bien des êtres à part, quoiqu'ils n'en aient jamais vraiment eu conscience. Enfin pour les qualités « extraordinaires » dont ils faisaient preuve, il n'était pas étonnant que personne ne leur en ait fait la remarque. Bref.

Leigh posa la main sur son ventre. Action si caractéristique et stéréotypée qu'elle s'était jurée de le faire le moins possible, mais c'était comme si une force la poussait à chercher du réconfort dans l'être qui était tout le temps avec elle et qui était parti pour le rester durant des dizaines d'années. Cette force, c'était niais à dire et à penser, mais pourtant, elle avait l'impression que c'était son bébé. Comme elle avait l'impression de le sentir anxieux, ou apeuré, en colère ou heureux et serein – et bien souvent, les émotions de son bébé semblaient causées par les siennes. Une vision dans son esprit la fit sourire, alors qu'elle s'imaginait déjà Asher en train de jouer avec le bébé en se faisant appeler « Tonton Ash ». C'était bien son genre. Dommage qu'il manque vraiment de pot avec les femmes enceintes à l'heure actuelle.

« C'est une gentille proposition, je vais y réfléchir... mais je pense que je vais venir dans la soirée, je crois que Jamie et moi avons besoin de penser chacune de notre côté. »

Elle éclata de rire au sujet de son problème de canapé. Asher avait un humour déjanté qui à chaque fois la surprenait de la part de ce talentueux avocat. Elle espérait simplement que ses plaidoiries étaient un peu plus sérieuses ou il n'aurait aucune chance de gagner un cas.

« Oh bah tu sais, je suis enceinte, il n'y aucun risque de dérapage à ce niveau-là ! »

Leigh bloqua sa respiration pour se lever du banc – mine de rien, elle avait pris quelques kilos – et elle reprit sa marche le long du canal, toujours aussi désert, exception faite de quelques joggeurs du matin. Elle se demandait ce que pouvait bien faire Jamie, restée seule chez elle avec le gros Poutine. C'était fou à quel point elle pouvait se sentir seule depuis qu'elle était enceinte ; elle avait beau faire, repasser dans son esprit la liste de ses amis, aucun ne semblait vraiment disposé à composer avec sa grossesse. C'était presque comme un sujet tabou. On parlait à Leigh, on pensait à elle, on l'invitait, on la regardait, mais elle avait le sentiment, du moins chez ses amis, parce que chez les inconnus ou ses connaissances c'était plutôt le contraire, qu'on ne se concentrait que sur elle faisait l'impasse sur son bébé. Pour tous les autres, ils la regardaient de travers, car même au vingt-et-unième siècle, avoir un bébé seule reste une tare.

« Et... tu as des plans aujourd'hui ou tu vas glander toute la journée comme un artichaut en pensant à quel point ta vie est nulle ? Auquel cas, on peut se lamenter ensemble autour d'un truc à manger ? J'ai sauté le petit déj chez moi avec cette histoire d'engueulade... »